25 mars 2025 – La rencontre avec la Taupe d’Aquitaine, chacun à plat-ventre.
La Taupe est un petit mammifère atypique qu’il est difficile d’observer en pleine activité et donc de photographier. De part ses mœurs d’animal fouisseur très discret, les observations directes sont rares : sécheresse persistante, dispersion des jeunes ou autres causes ponctuelles. Tout le monde connaît les indices de sa présence que sont les taupinières mais en dehors des piégeurs, peu d’entre nous ont l’occasion d’en rencontrer, sinon celles ramenées par le chat de la maison. Ce sont donc dans la plupart des cas des animaux qui ne sont plus en vie.
La Taupe d’Aquitaine en plein travail de creusement.
Un grand nombre de photos que j’ai l’occasion de voir sur le Net sont faites sur des animaux qui sont morts, parfois mis en situation (taupe pointant son museau au sommet d’une taupinière). Personnellement, il m’arrive rarement d’en voir une vivante. J’ai eu récemment l’occasion de la photographier en train de se déplacer sur la pelouse. Si on cherche l’œil pour une mise au point dans les règles de l’art, on a du mal à le trouver.
Sa queue, nue, semble lui servir de gouvernail.
Il est intéressant de savoir qu’une équipe de scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle (M.N.H.N.) et de l’Université autonome de Barcelone ont mis en évidence en 2015 que les taupes d’Europe Talpa europea vivant autour des Pyrénées espagnoles et françaises constituent en fait une nouvelle espèce cryptique de taupe, la Taupe d’Aquitaine Talpa aquitania. C’est cette dernière qui est présente sur les photos de cette publication, prises dans le Béarn. Bien que j’aborde ici le sujet de la Taupe en général, j’ai préféré donner à mon article le titre qui correspond à l’animal photographié.
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I- Taupe d’Europe et Taupe d’Aquitaine en France – Les différences
Avant 2015, on comptait deux espèces de taupes en France métropolitaine : la Taupe aveugle (Talpa caeca) ou Taupe méditerranéenne, présente sur une partie des Alpes (forêts montagnardes du Mercantour, Alpes-Maritimes) et la Taupe d’Europe (Talpa europea) présente partout ailleurs (sauf en Corse). Morphologiquement proches, la première se différencie par sa petite taille ; ses paupières sont soudées et ses yeux couverts de poils, d’où son nom. L’étude dentaire permet également de les différencier. La cohabitation entre les deux espèces est généralement rare ; bien adaptée aux sols froids, la première tend à s’installer à des altitudes plus élevées.
On ne trouve aucune taupe en Corse. L’île accueillait la Taupe thyrrhénienne (Talpa tyrrhenica), deux fois plus petite que la Taupe européenne, durant le Pléistocène moyen (774 000 à 129 000 ans Avant le Présent ou AP). Elle s’est éteinte au début du Pléistocène.
Chez la Taupe d’Europe, la découverte de cette espèce cryptique que constitue la Taupe d’Aquitaine a été une révolution. Une espèce est dite cryptique lorsque qu’aucune différence morphologique ne permet d’isoler une nouvelle espèce en son sein mais que des études génétiques sur les séquences ARN et ADN pointent des différences notables. On parle aussi d’espèce cryptique lorsque deux espèces morphologiquement semblables ne se reproduisent pas ensemble.
La Péninsule ibérique héberge la Taupe ibérique (Talpa occidentalis) appelée aussi Taupe d’Espagne, que l’on ne trouve nulle part ailleurs et donc absente de France. Elle est une sœur apparentée de Talpa aquitania et Talpa europea. Elle en est distinguée sans ambiguïté par les analyses dentaire (molaires M1, M2 et M3) et génétique. D’autre part, son aire de répartition en Espagne ne se chevauche pas avec celle de la Taupe d’Aquitaine, qui reste limitée au nord de ce pays.
Pour différencier la Taupe d’Aquitaine, je me suis appuyé sur les études scientifiques officielles publiées à son sujet présentes en webographie. En dehors des analyses génétiques, la distinction entre les deux espèces T. Aquitania et T. europea est possible. Chez la Taupe d’Aquitaine, les paupières sont fusionnées. Son œil est recouvert par de membranes et il ne voit que par transparence. Chez la Taupe d’Europe, il est ouvert et apparaît sous la forme d’un petit point noir brillant.
L’œil de la Taupe d’Aquitaine, au départ de la flèche jaune.
La Taupe d’Aquitaine est un peu plus massive : d’après les résultats de l’étude réalisée entre mars 2012 et mars 2015 (Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France – Année 2015, cité en annexe), son poids varie entre 47 et 147 g (moyenne 88 g) et entre 36 et 130 g (moyenne 83 g) pour l’autre. Cette différence n’est pas suffisamment flagrante pour que je puisse le citer comme un critère visuel déterminant.
Pour information, la Taupe ibérique a elle aussi des yeux recouverts par des membranes mais elle est plus petite que la Taupe d’Aquitaine : son poids varie dans la même étude entre 30 et 70 g (moyenne 50 g).
Dans les résultats d’une seconde étude scientifique effectuée par les mêmes auteurs en 2017, il est confirmé que T. aquitania est majoritairement présente au sud et à l’ouest de la Loire ; ils montrent aussi que cette barrière biogéographique n’est pas stricte. Entre autres, les deux espèces sont en sympatrie (vivent dans une même zone géographique) ou proche géographiquement dans les Pyrénées (Mosset dans les Pyrénées-Orientales, Juzet-de-Luchon et Luchon dans la Haute-Garonne).
Ceci ayant été précisé, ce qui suit maintenant est en principe commun à T. aquitania et T. Europea, sauf remarque particulière.
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II- Présentation des taupes Talpa aquitania et Talpa Europea
La Taupe d’Aquitaine est morphologiquement semblable à la Taupe européenne, à l’exception de ses paupières fusionnées mais qui laissent passer la lumière.
12 mars 2025 – Après avoir mouillé les poils pour arriver à le trouver, l’œil de la Taupe d’Aquitaine, sur un animal qui n’est plus en vie. Il est matérialisé par la petite dépression où les poils sont absents.
Talpa aquitania a été reconnue comme une espèce distincte de Talpa europaea sur la base de séquences mitochondriales. Le nom « aquitania » a été présenté pour la première fois en 2015, mais la publication dans le Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France ne satisfaisait pas au Code international de nomenclature zoologique ; il aurait fallu que ce nouveau nom, pour être valide, soit publié sur un support papier ou électronique APRES avoir été préalablement enregistré au Registre officiel de nomenclature zoologique (ZooBank) avant publication, ce qui a été fait en 2017.
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En cours de déplacement, « ventre à terre » sur ses pattes très courtes. On peut deviner sur ce cliché l’emplacement de l’œil, la zone rose au milieu de son museau.
La taupe est un mammifère carnivore et parfois insectivore, de petite taille et au corps cylindrique et rondelet, tout en muscles ; il s’achève par une courte queue nue, seulement parsemée de longs poils. Son cou est peu marqué. Le premier détail qui m’a interpelé en l’observant, c’est l’impression de force qu’elle dégage.
Sa queue, bien que petite, est mobile. Queue rabaissée,
Queue relevée, les poils (des vibrisses) entrent en contact avec la paroi et lui permettent de se situer spatialement sous terre, mais aussi de capter les mouvements de ses proies.
Ses pattes sont dénudées. Les antérieures sont massives, développées en forme de pelle et munies de six doigts : cinq doigts avec des ongles longs et puissants ainsi qu’un faux pouce en forme de lame, rattaché à un os du poignet. Ce faux pouce peu visible est réuni aux autres doigts par une membrane épaisse, ce qui donne aux pattes avant cette forme particulière parfaitement adaptée au creusement des galeries. Les postérieures, bien moins développées, sont étroites et allongées avec des ongles également longs mais très aigus ; elles servent essentiellement à évacuer la terre de côté. Elles sont également munies de six doigts mais le sixième est encore plus rudimentaire que celui des pattes avant.
Toujours en cours de déplacement.
La taupe est un animal très remuant, se déplace rapidement quand les circonstances l’exigent. Elle est aussi capable de nager si nécessaire, mais pendant une durée restreinte de quelques minutes. La patte antérieure en forme de main fonctionne d’avant et de côté en arrière en se plaçant perpendiculairement au sol. La patte postérieure, que l’on pourrait assimiler à un pied, est placée d’aplomb sous le ventre. Elle se pose sur toute la plante. Ce sont les membres postérieurs qui donne l’impulsion principale au corps tout entier.
La taupe en train de creuser, son museau allongé enfoui dans la terre. Ici, son œil n’est pas visible.
Un coup de tête et çà déménage!
Sa tête est prolongée par un museau charnu en forme de groin, qui lui est très utile pour soulever la terre, après que cette dernière ait été désagrégée par les pattes avant.
Le museau fouisseur, bien rose. Les oreilles n’ont pas de pavillon externe et sont donc invisibles. Enfouies dans la fourrure, elles sont protégées des frottements contre les parois.
La vue rapprochée sur les longs poils éparses de ses pattes avant et arrière. Ils ont une utilité, ce sont aussi des vibrisses!
La vue rapprochée sur les ongles d’une patte avant.
La vue rapprochée de la paume d’une patte avant en forme de main, nue mais également bordée de vibrisses. Le 6ème doigt est en bas, à l’arrière-plan.
Dans les études cités précédemment, la tête et le corps mesurent entre 120 et 190 mm (moyenne 150 mm) pour T. aquitania, 100 à 165 mm (moyenne 130 mm) pour T. europea, sans différencier les sexes ; la queue, plus facile à mesurer, est comprise respectivement entre 19 et 38 mm (moyenne 28 mm) pour l’une, 20 et 51 mm (moyenne 35 mm) pour l’autre. Pour mémoire, la Taupe ibérique mesure dans les mêmes conditions entre 90 et 135 mm (moyenne 112,5 mm), la queue entre 16 et 35 mm (moyenne 25,5 mm).
Mâles et femelles se ressemblent en apparence, même si la femelle est en général plus petite. La femelle a une caractéristique unique chez les mammifères, elle a non seulement des ovaires mais aussi des testicules qui produisent de grandes quantités de testostérone. Elle n’est pas pour autant réellement hermaphrodite. Ce phénomène complexe est connu sous le nom de « ovotestis » ; j’y reviens dans le chapitre VI sur la Reproduction.
La fourrure de l’animal.
La fourrure semble plus courte sur la tête ; ici, quelques poils très fins s’en détachent.
Sa fourrure dense, de teinte gris foncé à noir, est très soyeuse et m’étonne par sa propreté au vu du milieu dans lequel elle évolue ; elle paraît être très bien entretenue. Entièrement privée de poils de jarre, elle ne présente que des poils très serrés et fins, de longueur uniforme ; implantés verticalement, ils permettent à l’animal de se déplacer vers l’avant ou à reculons dans les galeries étroites en se couchant selon le sens de progression.
Le ventre présente des tons plus clairs.
La taupe est parfaitement adaptée à la vie sous terre. Elle vit dans une obscurité quasi permanente et la vue n’est donc pas un organe essentiel ; elle y voit très mal mais peut détecter des mouvements. Pour compenser cette mauvaise vue, l’adaptation à son milieu naturel l’a dotée d’un odorat et d’une ouïe très développés, ce qui lui permet de détecter dans le noir la présence d’un ver de terre ou d’une larve à courte distance (moins d’une dizaine de centimètres). Elle est très sensible aux vibrations diverses, provoquées par le déplacement des proies dans ses galeries ou par l’approche d’un prédateur potentiel en surface.
Elle se sert de ses vibrisses pour développer son sens tactile, propres à certains mammifères. Ce sont les longs poils que l’on voit sur les photos autour du museau, sur ses pattes et sur la queue ; ils transmettent leurs vibrations à un organe sensoriel situé à leur base.
Aperçu sur les vibrisses autour du museau et sur la patte avant.
Les vibrisses au bout de la queue, constituées de poils plus rigides.
La patte arrière de la travailleuse, recouverte de corne et entourée des vibrisses. Le sixième doigt, en bas, est sans ongle.
La patte avant, recouverte aussi de corne et ses vibrisses ; elle ressemble vraiment à une main. Le sixième doigt en contrebas est caché.
Le dessus de la patte avant.
La taupe utilise aussi le bout de son museau pour explorer ses galeries et rechercher des proies. Il abrite les organes d’Eimer, qui sont des papilles sensorielles tactiles particulièrement innervées à la sensibilité extrêmement développée et précise. Le sens du toucher de la taupe est considéré comme le plus sensible de la classe des mammifères. Ce système sensoriel se retrouve aussi dans le museau du Desman des Pyrénées (Galemys pyrenaicus).
Une vue rapprochée du bout du museau, avec un aperçu de l’emplacement de l’œil.
Chaque organe d’Eimer se présente sous la forme d’un dôme surélevé de 60 à 100 micromètres (0,06 à 0,1 millimètre) de diamètre, disposé à la surface de la peau du bout du museau au voisinage immédiat des narines. Ce sont des papilles, au nombre de 5 000 environ et réparties sur une surface de 25 à 30 mm2. Chacune comporte un disque circulaire entourant un poil sensoriel. Ce disque est le sommet d’un faisceau de cellules nerveuses qui traverse le centre de chaque organe d’Eimer, l’ensemble des faisceaux étant composés de plus de 150 000 fibres nerveuses. À proximité immédiate de la base des dômes, de nombreux vaisseaux sanguins composent également le derme superficiel, se gonflant de sang lors des périodes d’hyperactivité et de stress, les papilles étant érectiles. Le bout du museau vire alors du rose au rouge.
Les vibrisses autour du museau et les organes d’Eimer autour des narines, ici gonflées de sang.
Pour supporter l’atmosphère appauvrie en oxygène sous terre, riche en gaz carbonique, elle possède des poumons proportionnellement plus volumineux que les autres micromammifères. Sa quantité totale de sang par unité de poids est aussi deux fois plus élevée : il contient donc deux fois plus d’hémoglobine, une protéine des globules rouges dont le rôle est crucial dans l’oxygénation de l’ensemble de l’organisme. L’hémoglobine se lie à l’oxygène dans les poumons et le transporte vers les cellules des différents tissus du corps où l’oxygène est libéré pour produire de l’énergie. En retour, l’hémoglobine capte le dioxyde de carbone et le restitue aux poumons, où il est évacué par l’expiration. Ces échanges renforcés lui permet de se contenter de respirer l’air appauvrie qu’elle expire. Cela ne se passe pas pour autant en circuit fermé : les taupinières, constituées de terre meuble, laissent passer un peu l’air et certaines galeries sont pourvues de puits d’aération à la verticale.
Une taupinière avec une aération, ou alors la taupe est sortie en surface.
Son espérance de vie est de 3 à 4 ans environ. Sa longévité est en fait bien plus élevée ; cependant, elle dépasse rarement les 5 ans en raison de l’usure prématurée de sa denture (composée de 44 dents de taille modérée) au contact des particules abrasives du sol ingérées en même temps que ses proies.
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III- Le mode de vie des taupes
La taupe est active toute l’année, même sous une couche de neige. En cas de gel prolongé, elle n’hiberne pas : elle creuse sous la ligne de gel pour trouver sa nourriture. Très peu sociable, territoriale jusqu’à l’agressivité, elle vit généralement seule, évitant ses congénères, sauf en période de reproduction.
La taupe montrant le bout de son museau. Elle s’en est servi pour pousser de la terre.
Elle aménage sur son territoire un réseau complexe de galeries et de chambres, dont la profondeur dépend de la nature du sol, de leur destination et de la période de l’année : quelques centimètres à plusieurs dizaines de centimètres. La surface occupée dépend de la disposition et de la longueur totale des galeries, qui varie de plusieurs dizaines à une ou deux centaines de mètres.
Elle marque son territoire en déposant contre les parois des sécrétions olfactives émises par ses glandes anales, afin de signaler à ses congénères qu’ils sont chez elle.
Deux territoires (ou davantage) peuvent parfois partiellement se chevaucher, l’un en périphérie de l’autre ; ils ne se superposent pas. Il m’est arrivé de piéger des taupes quand leur activité était importante : j’ai comptabilisé jusqu’à six taupes en une semaine sur une surface équivalente de 0,75 hectare avec une moyenne de deux taupes en une semaine pour la même superficie. Cela correspondrait à une densité de 3 à 8 taupes environ à l’hectare ; cela ne veut pas dire grand chose, sinon d’avancer un autre d’idée.
Des chambres secondaires lui permet d’entreposer des réserves de nourriture. Elle se repose dans un gîte plus important et douillet, constitué de végétaux secs, qu’elle peut être amenée à renouveler au bout d’un certain temps quand il se dégrade. Il est placé à la jonction de plusieurs galeries de communication empruntées pour se rendre sur ses terrains de chasse : c’est la partie permanente de son réseau, bien entretenu. La taupe lui sera fidèle, sauf si la perturbation de son environnement la pousse à déménager. Elle ne tolèrera le voisinage d’un congénère, que si ce dernier reste à une distance respectable de son lieu de repos et en évitant de se croiser.
J’ai l’habitude de disposer des tas de branchages morts sur le terrain, qui servent de refuge pour une microfaune variée selon la période de l’année, crapauds communs, hérissons, etc. J’ai remarqué que quelques taupinières en partent parfois, me laissant penser qu’ils peuvent aussi constituer un abri protégé pour le quartier repos/nidification d’une taupe.
Quand une taupe meurt naturellement ou par piégeage, ce réseau permanent sera réinvesti et entretenu par une autre taupe et ainsi de suite. Si le site reste propice à leur présence et si on les laisse vivre leur vie, des générations de taupes vont s’y succéder.
Début de colonisation : une grosse taupinière récente dans la pelouse (correspondant à une galerie plus profonde), avec en arrière-plan de petites taupinières de galerie de chasse.
Les terrains de chasse sont parcourus de galeries provisoires, abandonnées au profit de nouvelles quand la nourriture s’y fait rare. La répartition spatiale entre les deux types de galeries se reconnait en surface à l’importance de chaque taupinière : les plus grosses, bien discernables parmi les autres, correspondent généralement au quartier de vie et de repos. Les galeries de chasse sont généralement les plus près de la surface avec des taupinières de petite taille et récentes, particulièrement quand la terre est humide. Elles sont parcourues en moyenne toutes les 3 à 4 heures, entre deux périodes de sieste/digestion de même durée. La taupe reste active de jour comme de nuit.
La taupe en train de creuser, son museau enfoui dans la terre.
Sa patte antérieure droite creuse, celle de gauche a repoussé la terre que récupère la patte postérieure gauche.
Pour creuser, elle utilise une seule de ses pattes antérieures à la fois, la tête tournée de l’autre côté. Les pattes postérieures s’écartent et projettent la terre plus en arrière.
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Creusement en surface.
Quand le tas est assez gros, elle se contorsionne pour se retourner dans sa galerie ; une patte antérieure positionnée devant elle, elle repousse la terre qui peut faire plusieurs fois son propre poids dans la galerie. La terre est ensuite remontée en surface, au travers d’une cheminée verticale préalablement creusée. Quand on voyait la terre de la taupinière remuer, on disait « elle souffle » ; je ne l’entends plus dire depuis longtemps.
En pleine activité, elle peut creuser une vingtaine de mètres de galeries dans une journée. Les déblais, évacués en taupinières, peuvent être récupérés ; ils sont constitués d’une terre fine et aérée qui est très bien pour les travaux de jardinage.
Les plus grosses manifestations de taupes visibles en surface ont lieu lors de la colonisation d’un nouveau territoire ; elle a tout à faire et remue beaucoup de terre. Les choses se calment pas mal par la suite, quand elle passe à la phase d’entretien :l’activité en surface est alors plus discrète, jusqu’à la période de nourrissage de ses petits. De même, quand une terre vient d’être travaillée, les taupes y sont très actives : soit parce que leur réseau a été détruit par le labour, soit parce que la terre est facile à remuer pour une nouvelle installation ou pour chasser.
En montagne où on les laisse plus facilement tranquilles, les anciennes et récentes taupinières habillent parfois le paysage.
Vallée de Campan, au pied du Casque de Lhéris – Quelques taupinières de tous âges.
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IV- Le régime alimentaire des taupes
La taupe, s’enfonçant dans la terre.
Bien qu’elle vive dans l’obscurité et qu’elle soit active de jour comme de nuit, la taupe a une activité plutôt diurne, qui culmine le matin et en début d’après-midi ; cela dépend aussi d’autres facteurs comme la météo et la période de l’année.
Elle trouve sa nourriture constituée de proies vivantes dans les galeries souterraines qu’elle creuse. Elle ne consomme ni plantes, ni bulbes, ni tubercules, ni racines.
Larve de Tipule (le fameux Cousin) prenant la fuite devant la taupe, sous terre à gauche. Ces larves qui vivent dans la couche supérieure du sol se nourrissent des racines de la pelouse : la taupe fait partie de ses ennemis naturels, avec les musaraignes et les oiseaux, entre autres.
Son régime alimentaire se compose uniquement de faune édaphique (ensemble des animaux qui vivent dans le sol). Elle se nourrit essentiellement de vers de terre dont le Lombric commun (Lumbricus terrestris), ce qui lui vaut le qualificatif de carnivore ; en effet, les vers de terre ne sont pas des insectes, comme je le vois souvent écrit. Avant de les manger, elle les presse entre les doigts pour en expulser le plus possible de particules de terre, abrasives. Elle consomme aussi ce qui a une odeur pour les détecter, des limaces, des mille-pattes, des grillons, des chenilles, des larves de hannetons, de lucanes, de cétoines (vers blancs), de taupins et autres larves souterraines d’insectes.
Deux lombrics s’échappant devant la taupe, qui est en bas à gauche.
Son besoin alimentaire est impressionnant et il est lié à un métabolisme rapide, qui soutient une activité intensive de chasse et de travaux de creusement, de nettoyage et de déblaiement. Son corps ne stocke pas de graisse et il lui faut donc se nourrir fréquemment ; elle ne survit que peu de temps à un jeûne, une douzaine d’heures maximum. Elle peut consommer quotidiennement de la moitié jusqu’à son propre poids en nourriture riche en protéines.
La taupe et un lombric .
Elle a la capacité de paralyser les lombrics, en les immobilisant sans les tuer par une morsure précise de la chaîne nerveuse derrière la tête. Elle stocke ensuite ces proies vivantes dans ses chambres souterraines prévues à cet effet ou dans des galeries abandonnées, constituant une réserve alimentaire pour les périodes de pénurie.
Elle adopte plusieurs stratégies de chasse, en parcourant ses galeries à toute vitesse dans le but de surprendre d’éventuels occupants les traversant, ou bien elle les sillonne moins vite tout en reniflant les parois. Elle en creuse aussi de nouvelles quand les proies se raréfient, ce qui a pour effet immédiat de faire remonter les lombrics à la surface.
La taupe peut boire de l’eau, quand ses besoins ne sont plus satisfaits en ingérant les lombrics qui en contiennent jusqu’à 80-90% ; cela peut être le cas, par exemple, en été.
En effet, les choses peuvent se compliquer pour elle en présence d’une sécheresse prolongée. Durant les périodes chaudes et sèches, les lombrics s’endorment ; c’est ce que l’on appelle l’estivation. La terre peut devenir parfois « comme du béton » et il lui est impossible de creuser de nouvelles galeries de chasse. Elle n’a pas d’autres possibilités que celles de puiser dans ses garde-mangers ou de sortir en surface pour chercher sa nourriture et de l’eau. Devenue très vulnérable, elle le fait de préférence de nuit.
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V- L’habitat des taupes
L’espèce recherche généralement des terres meubles et humides toute l’année riches en invertébrés, aussi bien en plaine qu’en altitude. Dans les Pyrénées, on la retrouve jusqu’à la limite de l’étage subalpin vers 2 400 m d’altitude. Elle occasionne parfois de grands bouleversements dans les estives (aidée aussi par les sangliers). Un territoire en pente (douce) ne lui fait pas peur.
Taupinières dans les Pyrénées, vers 1 600 m d’altitude.
Quelques taupinières, qui semblent être des galeries de chasse. Taupe? Campagnol terrestre?
18 avril 2025 – A proximité, une taupe endommagée laissée par un prédateur pourrait être un indice.
Les désordres inesthétiques que l’on peut observer ne sont pas obligatoirement imputables à la taupe. Ils peuvent avoir pour origine le Campagnol terrestre forme fouisseuse appelé aussi Rat taupier (Arvicola amphibius). Ce rongeur herbivore ravage les jardins potagers, les cultures agricoles, les pelouses, … en s’attaquant aux parties souterraines des plantes. Il est présent dans les Pyrénées aux mêmes altitudes que la taupe ; une infestation peut être rapide. Les taupinières du Campagnol ont une entrée en biais ; chez la taupe, l’évacuation de la terre est à la verticale au cœur de la plupart des taupinières. Régulièrement cité, je n’ai pas pu personnellement obtenir de résultat fiable à partir du test de rebouchage de galeries pour identifier le faiseur de taupinières.
L’espace occupé dépend de la richesse du sol en nourriture, plusieurs centaines à plusieurs milliers de m2. Bien qu’elle soit solitaire, nous avons déjà vu qu’un territoire peut avoir plusieurs occupants, 2, 3 et plus. Dans ce cas-là, elles évitent de se rencontrer.
La taupe s’adapte aux conditions du moment. En période de sécheresse provisoire les lombrics, sa nourriture principale, s’enfoncent à la recherche d’un milieu plus humide. En hiver, les sols de surface gelés poussent les proies vers les profondeurs où la température est plus stable et clémente. La taupe suit les mouvements de ses proies.
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VI- La Reproduction des taupes
La taupe se reproduit une seule fois par an, exceptionnellement deux selon certaines sources mais je ne peux personnellement l’affirmer ; il semblerait que ce soit le cas dans le Sud de l’aire de répartition et cela concernerait donc la Taupe d’Aquitaine. Je n’ai pas pu en retrouver de preuve concrète.
La femelle a quatre paires de mamelles, deux dans la région de l’aine et deux pectorales. La moyenne d’une portée est autour de quatre petits.
Alors que les mâles arborent les caractéristiques typiques de leur sexe (chromosomes XY, des testicules, fort taux de testostérone), il n’en est pas de même pour les femelles. Dotées de chromosomes XX, elles ont développé ce que l’on appelle un ovotestis, une caractéristique unique dans la classe des mammifères.
L’ovotestis est une gonade, tout comme un ovaire ou un testicule. Elle se caractérise par la présence chez elle de tissu testiculaire et ovarien, conduisant au développement de structures masculines et féminines. Le tissu testiculaire ne produit pas de sperme, seulement un fort taux de testostérone d’un niveau similaire à celui des mâles. Le tissu ovarien lui permet d’être fécondée pour donner la vie. Lors de la reproduction printanière, la femelle prend des attributs maternels plus marqués, avec une augmentation du volume des ovaires et du poids de l’utérus. Parallèlement, son taux de testostérone va diminuer pour accepter l’accouplement.
La période des amours commence généralement en février mais elle peut se décaler selon les zones géographiques. Les mâles sont un peu plus précoces que les femelles ; leur niveau de testostérone augmente. Les testicules gonflés, ils creusent frénétiquement des galeries en ligne droite à faible profondeur, juste sous les racines qu’ils soulèvent, dans l’espoir de croiser le territoire d’une femelle. Leur sens olfactif très développé leur permet de détecter la présence d’une femelle en chaleur, au travers de quelques centimètres de terre. On peut parfois suivre leur progression au frémissement de l’herbe de la pelouse quand ils soulèvent les racines. En cas de rencontre d’un rival, l’affrontement peut devenir très violent!
Les mâles excités creusent ce genre de galeries, à la recherche d’une femelle.
Le début du creusement d’une galerie, juste sous les racines.
La femelle ne présenterait qu’une brève période de chaleurs (l’œstrus, qui dure 20 à 30 heures) et sa disponibilité est un peu plus tardive que celle des mâles. En cas d’insuccès, je n’ai pas trouvé l’information fiable si elle peut présenter d’autres œstrus.
Si la rencontre entre les deux sexes a lieu à contretemps, le mâle est violemment éconduit. Si le moment est propice, elle se laisse féconder puis retrouve immédiatement sa solitude, jusqu’à la mise bas. La gestation dure en moyenne quatre semaines.
Le mâle ne s’est pas attardé ; il est reparti de son côté à la recherche d’autres femelles ; son état d’excitation dure environ trois mois. La période du rut se termine généralement courant avril. Les organes génitaux du mâle reviennent à la normale à l’automne, où débute la période d’inactivité sexuelle pour les deux sexes.
Les petits naissent nus et aveugles, incapables de se nourrir ou de se déplacer seuls. Minuscules à leur naissance, ils vont très rapidement grossir grâce à la richesse du lait maternel. Tout d’abord très rouges, ils rosissent puis virent progressivement au noir, en ayant acquis une courte fourrure au bout de deux semaines environ. Ils commencent à voir vers l’âge de trois semaines.
A partir de la quatrième semaine, ils s’éloignent du nid maternel et explorent les galeries avec leur mère lors de ses sorties de chasse ; ils commencent alors à manger des aliments solides. Elle les allaite jusqu’à leur sixième semaine environ, où ils seront définitivement sevrés.
Pendant toute cette période, l’appétit de leur mère augmente considérablement, tout en restant attachée à son territoire. On peut alors remarquer en surface l’accroissement de son activité, au nombre de taupinières.
Chassés du nid vers l’âge de deux mois, les jeunes partent à la recherche d’un nouveau territoire, de préférence un réseau inoccupé.
Les jeunes se déplacent en surface et c’est à ce moment-là qu’ils sont les plus vulnérables ; ils payent un lourd tribut à la prédation. Manquant d’expérience, ils peuvent parfois s’aventurer en territoire déjà conquis et en être très violemment expulsés. Au début de l’été, on assiste à une recrudescence de la présence de taupes dans notre environnement : elle correspond à l’installation de cette nouvelle génération.
A l’automne, les attributs féminins de la femelle reviennent à leur état antérieur et ce sont ses testicules qui vont alors enfler en simultané avec le niveau de testostérone, mais il n’y aura pas de production de spermatozoïdes. Elle retrouve tous ses moyens pour exprimer son agressivité naturelle.
Les jeunes atteignent la maturité sexuelle à partir de leur première année.
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VII- Statut et prédateurs des taupes
7-1 Le statut de protection des taupes
La taupe fut longtemps piégée pour sa fourrure. Pour confectionner un manteau, il fallait compter minimum 400 animaux pour un « bas de gamme » et cela pouvait aller jusqu’à 1 500 et plus quand on n’utilisait que la peau du dos pour les beaux manteaux. Un peu de corpulence et la quantité pouvait bien grimper!
A la date de cette publication, la taupe peut être piégée. Certains moyens ne sont réservés qu’aux piégeurs professionnels Il existe des restrictions dans les moyens utilisés comme l’Arrêté du 10 octobre 1988 relatif aux conditions particulières de délivrance et d’emploi du phosphure d’hydrogène pour la lutte contre la taupe.
La taupe ne nuit pas à l’homme directement : aucun risque d’hygiène, de contagion ou d’agression. On lui reproche d’être gênante en « travaillant » nos pelouses, le potager, les massifs de fleurs pour les particuliers, les semis pour les agriculteurs, les estives en montagne.
On dit encore que la taupe est hémophile, autrement dit qu’une fois blessée, son sang ne coagule pas et elle meurt! Forts de cette affirmation, je voie encore certaines personnes les piéger avec des tiges de rosier ou du fil de fer barbelé (que l’on trouve encore beaucoup dans le Béarn). En fait, elle n’est pas du tout hémophile et serait même plutôt résistante. Cette technique de piégeage encore utilisée ne sert qu’à la blesser inutilement.
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7-2 Les prédateurs des taupes
Les rapaces nocturnes comme la Chouette effraie ou la Chouette hulotte, la Buse variable, le Héron cendré, le Renard roux, le Blaireau européen, la Fouine, la Belette, certaines couleuvres, … sont des prédateurs naturels de la taupe. Les chats et chiens sont aussi des prédateurs efficaces mais pas pour leur consommation personnelle.
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Avant d’observer la taupe qui m’a donné l’idée de cette publication, je ne leur proposais pas toujours le meilleur des avenirs! Aujourd’hui, j’ai appris à mieux les connaître, leur reconnaître des qualités et même à les respecter. Je comprends mieux pourquoi un ami que j’apprécie beaucoup leur laisse la vie sauve ; il a ouvert ses yeux sur cet animal méconnu avant que j’ouvre à mon tour les miens.
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VIII- Bibliographie et webographie
_ Ruys T. & Couzi L. (coords.) 2015. Atlas des Mammifères sauvages d’Aquitaine – Tome 6 – Les Rongeurs, les Erinacéomorphes et les Soricomorphes. Cistude Nature & LPO Aquitaine. Edition C. Nature, 228 pp. : Taupe d’Europe (p.181 à 184)
_ Nicolas Violaine, Martinez-Vargas Jessica, Hugot Jean-Pierre. Preliminary note : Talpa Aquitania nov. sp. (Talpidae, Soricomorpha) a new mole species from Southwest France and North Spain. In : Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France tome 168 n°4, 2015. pp. 329-334 : https://www.persee.fr/doc/bavf_0001-4192_2015_num_168_4_1681
_ Violaine Nicolas, Jessica Martínez-Vargas, Jean-Pierre Hugot. Molecular data and ecological niche modelling reveal the evolutionary history of the common and Iberian moles (Talpidae) in Europe. Zoologica Scripta, 2016, 10.1111/zsc.12189. hal-01345991
_ Violaine Nicolas, Jessica Martínez-Vargas, Jean-Pierre Hugot. Talpa aquitania sp. nov. (Talpidae, Soricomorpha), a new mole species from SW France and N Spain. Mammalia, 2017, 81 (6), pp.641-642.10.1515/mammalia-2017-0057. hal-01829495 : Talpa aquitania sp. nov. (Talpidae, Soricomorpha), a new mole species from SW France and N Spain – Violaine Nicolas, Jessica Martínez-Vargas, Jean-Pierre Hugot
_ Nouvelles données sur la distribution des deux espèces de taupe Talpa aquitania Nicolas, Martinez-Vargas & Hugo, 2017 et T. europaea Linnaeus, 1758 en France à partir de spécimens de musée et de spécimens nouvellement collectés – Article – Zoosystema 43 (fasc 1) – 21/09/2021 : https://sciencepress.mnhn.fr/fr/search/site/zoosystema2021v43a24.pdf
_ MNHN-CNRS-SU-EPHE-UA – L’Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité – « Silence, elle creuse ! Une nouvelle espèce de taupe découverte en France » – 01/03/2018 : https://isyeb.mnhn.fr/fr/actualites/silence-elle-creuse-une-nouvelle-espece-de-taupe-decouverte-en-france-3909
_ Groupe Mammalogique Breton – Enquête Taupes Aquitaine/Europe du 25 novembre 2021 : https://gmb.bzh/actualite/enquete-taupes/
_ A. Gougeon. HISTOENZYMOLOGIE DE L’OVAIRE CHEZ LA TAUPE. ÉVOLUTION DES POTENTIALITÉS STÉROÏDOGÈNES DE L’INTERSTITIELLE MÉDULLAIRE AU COURS DU CYCLE SEXUELANNUEL. Annales de Biologie Animale, Biochimie, Biophysique, 1974, 14 (3), pp.417126. hal-0089689
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